Le dépistage des violences en consultation: une expérience
Je suis médecin généraliste avec une activité parallèle de gynécologie et de planification familiale et je vais vous raconter comment j’en suis arrivée à poser systématiquement la question des violences en consultation et comment je le fais.
Je ne reviendrai pas sur l’état des lieux des violences en France qui justifie l’importance de ce dépistage. Vous pourrez retrouver ces infos ici ou ici par exemple.
Comment je suis arrivée à dépister systématiquement les violences en consultation
J’ai commencé à être sensibilisée au dépistage systématique des violences faites aux femmes grâce à une géniale maître de stage lors de mon stage d’interne en centre d’IVG. La question « Avez-vous subi des violences dans votre vie ? » était posée à toutes les femmes qui venaient y consulter et j’essayais de le faire moi-même lorsque je consultais seule.
Comme beaucoup, j’avais des inquiétudes « Qu’est-ce que je fais si elle dit oui ?? Je ne sais pas faire ! Je ne saurais pas quoi dire ! » Mais ma chef m’a rassurée et m’a fait comprendre que ce n’était pas si difficile, que l’important était d’écouter et d’orienter vers des gens qui savent, eux, prendre en charge les personnes victimes de violences. On avait à disposition les brochures d’une association avec laquelle le centre travaillait, qu’on remettait aux patientes concernées.
Après ce stage, j’ai été 6 mois dans un service de gynécologie où je ne travaillais quasiment qu’aux urgences. Évidemment, dans ce contexte, avec un service souvent débordé en plus, il est illusoire de penser qu’on puisse faire du dépistage systématique. Mais j’avais acquis des outils pour prendre en charge les quelques patientes victimes de violences sexuelles que j’ai pu recevoir là-bas.
Après ce dernier stage d’internat, j’ai remplacé différents médecins libéraux. Et là, malgré mes bonnes résolutions, je n’ai pas réussi à poser la fameuse question. Le statut de remplaçante rend les choses un peu compliquées : on fait de la médecine à sa sauce mais on s’adapte aussi à ce que fait le praticien remplacé. D’autant que les dossiers des patients (antécédents personnels, familiaux, etc.) sont très souvent déjà remplis : on ne revient que rarement dessus donc je ne voyais pas comment aborder cette question dans une consultation pour autre chose. En revanche, encore une fois, mon stage au centre d’IVG m’a permis d’évoquer plus facilement la question lorsque je suspectais des violences subies et même probablement à mieux les suspecter.
Parallèlement à tout ça, je suis arrivée sur twitter. Et le sujet des violences revenait souvent entre médecins, sage-femmes. J’ai également suivi le compte d’Opale et son site, qui en parlait souvent, essayait de sensibiliser sur le sujet, transmettant des informations, des suggestions de lecture, de formations pour les professionnel.le.s. J’ai découvert le travail passionnant de Muriel Salmona, psychotraumatologue.
Dans « la vraie vie » aussi, le sujet revenait souvent lors de différentes formations, de plus en plus de professionnel·le·s étaient sensibilisé·es, en parlaient,… Et petit à petit, de lecture en lecture, suite à des nombreux échanges avec des consoeurs/confrères dans la « vraie vie » comme sur twitter, j’ai appris et je me suis sentie plus à l’aise sur le sujet.
J’ai suivi un diplôme universitaire à l’occasion duquel nous avions une demi-journée de cours sur le sujet. J’ai aussi fait une formation sur le stress post traumatique. Bref, mes connaissances théoriques s’étoffaient (état des lieux, statistiques, conséquences physiques et psychologiques, mécanismes neurophysiologiques, messages à transmettre aux victimes en tant que professionnel.le…)
Finalement, avec tout ça, lorsque j’ai pris mon poste dans le centre de santé dans lequel je travaille toujours actuellement, je n’avais plus aucune excuse : je devais poser la question à tout le monde et être active dans le dépistage et la prise en charge des violences ! J’ai commencé par un remplacement de 6 mois en gynécologie et j’ai donc intégré la question des violences à mon interrogatoire pour toute nouvelle patiente, quand je « fais le dossier ».
Sauf qu’évidemment, au début, toutes les patientes sont des nouvelles patientes… Et le premier mois a été un choc. J’ai eu le sentiment d’ouvrir les yeux et de découvrir avec horreur un monde que je ne voyais pas avant. Tous les jours, j’avais au moins une réponse « oui », voire plusieurs. J’ai entendu des histoires plus affreuses les unes que les autres. Régulièrement, pour ces femmes, c’était la première fois qu’elles en parlaient à une professionnelle de santé. Évidemment, je prenais chaque jour beaucoup de retard dans mes consultations. Mais surtout, je rentrais déprimée le soir chez moi, ça m’a vraiment atteint. Attention, je ne souhaite aucunement me faire plaindre, juste raconter une expérience. Je suis bien évidemment consciente que, quels qu’aient été mes sentiments à ce moment là, ils n’étaient rien comparés à ce que ces femmes ont pu vivre. Au bout d’un mois, j’ai même voulu arrêter de poser la question, faire une pause, tellement je ne me sentais pas les épaules pour supporter ça et soutenir toutes ces femmes. J’en ai d’ailleurs parlé sur twitter, ce qui m’avait aidé. J’ai repris mes esprits et n’ai pas arrêté bien sûr. Et petit à petit, ça a été mieux. Déjà, je commençais à « suivre » des patientes, donc le ratio nouvelle patiente/patiente déjà connue sur une journée a évolué. Quand la réponse était « non », c’était finalement presque une surprise (mêlée d’un peu de soulagement pour mon retard^^). J’ai réussi à mieux trouver la distance nécessaire pour ne pas emmener toutes les histoires chez moi. Je n’y arrive pas toujours, mais mieux. Certaines histoires restent quand même gravées, comme cette femme de 70 ans environ, victime d’inceste plusieurs années de son enfance, et qui en parlait pour la première fois de sa vie avec moi…
Après ces 6 mois de gynécologie, j’ai pris mon poste de médecin généraliste et la question s’est naturellement intégrée dans mon interrogatoire pour les hommes aussi. J’essaye même d’évoquer la question avec les enfants, de façon différente évidemment.
Comment je fais
Je sais que beaucoup de professionnel·le·s angoissent à propos du comment : comment on pose la question ? À quel moment ? Comment on formule ? Je pense qu’en fait tout ça n’a que peu d’importance. L’essentiel, finalement, est d’évoquer le sujet, d’introduire le mot « violence » au cours de la consultation, afin de se positionner comme un recours possible, un espace où il est possible d’en parler.
Je n’ai pas de leçon à donner ni de vérité à transmettre mais je vais partager ma façon de faire, si ça peut aider certain·e·s. Tout ceci est le résultat de 2 ans de pratique et continue d’évoluer avec l’expérience et les formations.
J’ai testé quelques moments où poser la question et mon ordre actuel est : antécédents personnels (médicaux/chirurgicaux), allergie, antécédents obstétricaux, antécédents familiaux, tabac, alcool, drogue, travail ou non, conditions de vie (seul/en couple/en famille/etc.), violences, arrivée en France si c’est pertinent, couverture sociale, médecin traitant.
J’ai aussi testé plusieurs formulations de la question. Actuellement, je dis « Est-ce que vous avez déjà vécu des violences dans votre vie ? » Il m’arrive de relancer, quand je sens que ça pourrait être le cas (c’est très bizarre à dire, mais avec l’expérience, je devine de plus en plus, avant même qu’on en parle… pas toujours évidemment, mais ça arrive régulièrement) : « verbales ? physiques ? sexuelles ? psychologiques (ou morales) ? » ou alors « dans un couple ? dans la famille ? au travail ? dans la rue ? »
Et si la réponse est oui, et bien… on en parle si elle le souhaite. Mes questions, évidemment adaptées à la situation et à ce que souhaite partager la patiente : Est-ce que c’est toujours en cours ? Quel type de violence ? A-t-elle déjà été suivie sur le plan psychologique ? Si les violences sont passées, est-ce qu’elle trouve que ça a toujours une influence sur sa vie actuelle ? Comment se sent-elle ? En a-t-elle parlé autour d’elle ? L’a-t-on crue ? A-t-elle porté plainte ? Si non, a-t-elle envie de porter plainte ? Etc. Quand je sens que c’est pertinent et approprié, que la femme est en demande d’informations, il m’arrive d’expliquer dès la première fois les mécanismes psychotraumatologiques des violences (mémoire traumatique, conduites dissociantes,…) ou les mécanismes d’installation des violences conjugales (cycle de la violence conjugale, pervers manipulateurs, stratégies d’emprise,… )
Si elle ne souhaite pas en parler, (ou si elle me dit non mais que je vois bien que la réponse est oui), je dis « En tous cas, si un jour vous souhaitez parler de ça, vous pouvez venir ici, je peux tout entendre mais c’est bien sûr vous qui décidez ce que vous souhaitez dire et quand. »
Bon alors évidemment, les premières fois, je ne disais pas tout ça, je menais les questions au feeling, avec ce que j’avais appris sur les messages à transmettre : elle n’est pas responsable, l’agresseur est seul responsable de ses actes et n’avait pas le droit de faire ce qu’il a fait, je la crois, je peux tout entendre, on peut l’accompagner.
Pour les enfants, c’est encore compliqué pour moi, je tâtonne… Je ne suis pas encore satisfaite de ma façon d’aborder les choses avec eux, mais vous pouvez trouver des pistes ici (à partir de 8min).
Je sais aussi que souvent les professionnel·le·s de santé craignent d’être intrusifs et redoutent la réaction des patient·e·s.
En 2 ans, je n’ai jamais eu de problème. La grande majorité des gens répond simplement à la question. J’ai eu quelques « Pourquoi vous posez cette question ? », parfois avant même d’y répondre, parfois après avoir dit oui d’un air un peu méfiant par des personnes ne souhaitant pas approfondir le sujet, parfois par curiosité chez des personnes non victimes (déclarées). Dans ce cas, je dis tout simplement : « Je pose la question à tout le monde parce que les violences peuvent avoir des conséquences sur la santé psychique voire physique et que c’est important de les dépister » et ça n’est jamais allé plus loin. Cette explication, vraie, est très bien comprise et acceptée.
J’ai surtout beaucoup eu de surprise dans le bon sens et de remerciements, surtout quand c’était la première fois que la question était abordée en consultation et que les patient·e·s avaient visiblement et légitimement besoin d’en parler.
En conclusion, je peux dire que ma courte expérience m’a confirmé ce que j’avais appris de façon théorique : il est important de dépister les violences et les patient·e·s acceptent facilement qu’on leur pose la question. Passée la phase de choc du début, je trouve, égoïstement, que c’est aussi gratifiant pour moi d’avoir intégré ce dépistage à ma pratique puisque souvent, cela me permet d’aider réellement mes patient·e·s et donc de me sentir une médecin utile.
Si vous souhaitez vous informer sur la question et dépister vous aussi les violences, voici des liens pour vous former et pour informer vos patientes:
Association Memoire traumatique http://www.memoiretraumatique.org/
Pour l’île de France, outil pour orienter les patientes http://orientationviolences.hubertine.fr/
Stop violences gouv http://www.stop-violences-femmes.gouv.fr/
En particulier, les outils de formation pour les professionnel·le·s http://stop-violences-femmes.gouv.fr/4-outils-pour-l-animation-sur-les.html
Lori, médecin généraliste